MARTRIN MODESTE VERSAILLES DES COMMANDEURS DE ST-FELIX

 

Introduction.

 Martrin, pour le touriste averti, c'est un château, une tour, un tombeau. C'est pour l'historien  local une dépendance éloignée de St-Félix-de-Sorgues, un "membre", comme on disait alors, de sa Commanderie.

 S'il est difficile d'écrire véritablement une histoire de Martrin, il est cependant possible d'en tracer l'évolution, et de jeter un éclairage assez précis sur les différentes étapes de celle-ci.

l - Le contexte géographique et historique

 Situé dans le Rougier rouergat, mais à la frontière du Ségala, Martrin occupe géographiquement une place centrale dans le pays vallonné délimité par le Tarn au nord et à l'ouest, le Rance au sud.

 A l'époque néolithique, plus exactement chalcolithique, la région est occupée par les populations qui dressent les nombreuses statues-menhirs du secteur de Belmont-St-sernin, dont le faciès culturel semble différent de celui des constructeurs de dolmens des Avant-Causses.

 Ce n'est que vers le V°siècle av. J.C. que des Celtes occupent la région représentée approximativement par les deux départements actuels du Tarn  et de l'Aveyron. Sans doute tirent-ils leur puissance d'une meilleure qualité de leur armement (épée de fer), d'une bonne maîtrise de l'utilisation du cheval, d'une organisation socio-politique plus évoluée que celle  des autochtones. Ils ont, malgré leur nombre probablement réduit, laissé une forte empreinte dans le pays auquel ils ont donné leur nom (les Ruthènes, le Rouergue), mais où ils ont fortifié les sites stratégiques et aménagé des éperons barrés, tel celui du Caylar près de St-Félix-de-sorgues. Ces oppida ont constitué le centre de réseaux de chemins judicieusement organisés, facilitant les communications dans l'ensemble du territoire.

 

 Les Ruthènes ont subi en deux temps la conquête romaine. Ils ont connu une première partition de leur vaste territoire, amputé de sa partie  méridionale, dès avant la conquête de la Gaule par César: les Ruthènes "provinciaux" ont été séparés de leurs frères restés libres et clients ou alliés des Arvernes - ils participeront activement aux campagnes de Vercingétorix.

 Martrin se trouve placé, après l'annexion des Ruthènes méridionaux à  la " provincia" Romaine, à la frontière de la partie du territoire restée momentanément indépendante. César, de 58 à 50 av. J.C., procédera à l'intégration à la romanité de la partie encore indépendante du pays des Ruthènes, distribuant les grands "fundi", imposant le droit romain. Le Rouergue participera durant plus de quatre siècles à la vie et au destin de l'Empire.

 La domination Wisigothique du début du V° siècle met fin à celle des empereurs romains, et elle englobe le Rouergue, au moins partiellement. Période particulièrement obscure de notre histoire, mais cependant importante puisque étant probablement celle de la christianisation ( Saint "Affrique", ne serait-il pas un Saint "Alfaric" ou patronyme Wisigothique voisin ?) et de la création du semis de paroisses rurales qui  parsème notre région.

 L'invasion arabe de l'Espagne au VII° siècle met brutalement fin à l'aventure wisigothe, qui englobe à la fois l'Espagne et la Gaule méridionale et met une nouvelle fois Martrin  à la frontière des possessions franques.

 Une des conséquences, pour l'Europe occidentale, de la poussée arabe est la montée en puissance des carolingiens, depuis Charles-Martel, qui arrête l'invasion arabe à Poitiers, jusqu'à Charlemagne, qui consacre une bonne partie de son règne à guerroyer en Espagne pour amorcer la "Reconquête".

 La renommée de Charles le Grand fait oublier  les insuffisances de ses successeurs et la médiocrité de leur administration, qui laisse s'instaurer, dans la Gaule, des seigneuries de plus en plus autonomes de fait, qui s'organiseront dans le système de la féodalité.  Nous retrouverons ces hiérarchies féodales en examinant la constitution du "temporel" de la Commanderie primitive de Martrin.

 A l'aube de l'An Mil la situation, dans le Rouergue comme dans l'ensemble de la Gaule - on ne saurait encore dire la France - se caractérise donc par l'émiettement du pouvoir effectif en une multitude de petits fiefs dont l'autorité des titulaires ne s'exerce que sur des  seigneuries très exigües et relativement peu peuplées. Les châteaux de ces petits seigneurs ne sont guère que des maisons fortes, rectangulaires le plus souvent, ne se différenciant des demeures civiles que par leurs dispositions et l'épaisseur de leurs murailles. Sur les points stratégiques, commandant les cols ou les cours d'eau, s'édifient cependant des forteresses plus importantes dont les possesseurs manifestent leur  prééminence, type Brusque ou Broquiès. Une hiérarchie s'instaure entre ces nobles contractant entre eux, dans le cadre étroit de la région, des alliances matrimoniales. Ainsi les modestes seigneurs de St-Caprazy, dans la vallée de la Sorgues, sont vassaux directs des seigneurs de Brusque, auxquels ils sont alliés.

 Ces ensembles sociaux hiérarchisés procèdent de l'Occitanie et de sa vie politique. Ils sont tournés  vers le Midi, vers l'ancienne Septimanie ou futur Languedoc s'organisant alors autour des vicomtes de Béziers, Carcassonne ou Albi, en particulier la famille des Trencavel, eux-mêmes vassaux des Comtes de Toulouse.

 Formés à l'art militaire, qu'ils ne peuvent guère exercer sur place, ces petits nobles suivent leurs suzerains directs dans les expéditions constamment renouvelées en Espagne, où depuis les premiers  carolingiens est engagée la Reconquête, dont le front est encore en pays catalan - Barcelone est plusieurs fois prise et perdue par les chrétiens. Peut-être ont-ils ramené de ces campagnes le culte de saints espagnols, tels Félix (de Gérone) Eulalie (de Barcelone), vincent (de Saragosse) - si toutefois l'importation en Rouergue du culte de ces saints, et la typonymie

qui en découle, ne remonte pas à la domination wisigothique si mal connue.

 Ces nobles locaux, bien avant 1093, ont donc une solide expérience des croisades, la guerre de Reconquête n'en étant qu'une expression de proximité. Ils se  retrouveront tout naturel- lement sur les routes de Terre Sainte dès la fin du XI° siècle, derrière leurs chefs de file barons et vicomtes, dans les troupes du comte de Toulouse.

 La période de l'aventure palestinienne coïncide avec un mouvement spirituel important suscitant une nouvelle vague de créations monastiques qui ont profondément marqué le Rouergue médiéval.

 Durant l'époque carolingienne, les bénédictins s'étaient implantés dans la région, d'une part à Nant, d'autre part à Vabres. Ils n'avaient eu aucune peine, sur un marché foncier encore peu encombré, à se constituer un temporel important de terres riches et d'exploitation aisée.

 

 Le mouvement spirituel du XI° siècle se traduit, en réaction à un certain relâchement bénédictin, par l'explosion cistercienne des moines blancs en opposition avec la tenue noire bénédictine. Dans le Rouergue méridional sont créées en peu d'années les deux abbayes de Sylvanès pour les hommes, Nonenque pour les femmes. Mais malgré la multiplicité des donations, favorisées par les départs en croisades, les cisterciens ont moins de facilités que leurs prédécesseurs pour constituer et structurer leurs possessions. Il est vrai que  leur souci de spiritualité et la part qu'ils donnent à la vie méditative les conduit à s'accommoder des fonds de vallées, plus éloignés du monde profane. Nos deux Abbayes rouergates ne dérogent pas à la règle.

 Le même élan qui a provoqué la réforme cistercienne entraîne la création de nouveaux ordre de type nouveau, étroitement liée à une implantation, que l'on croit alors définitive, de la chrétienté occidentale en Terre Sainte: essentiellement Hospitaliers et Templiers.

Ces deux ordres religieux militaires sont souvent mal différenciés par l'opinion, qui se passionne aujourd'hui inconsidérément pour le destin des seconds, au détriment de celui des premiers qui ont pourtant joué un rôle considérable pans l'Europe occidentale et particulièrement dans notre coin de province.

 On ignore trop souvent  que les Hospitaliers préexistent à la I° Croisade. De tous temps les chrétiens avaient pu faire le pèlerinage des Lieux Saints, grâce à un certain libéralisme des autorités arabes. Même la substitution à celles-ci du pouvoir de nouveaux conquérants, les turcs Seldjoukides, n'en avait pas interdit l'accès, puisqu'une confrérie d'Amalfi avait organisé en 1086 une maison d'accueil et de soins à Jérusalem, confiée à un certain Gérard de  Martigues. Lors de la prise de la la ville par les troupes de Godefroy de Bouillon en 1099, Gérard, simplement emprisonné par les turcs, avait été libéré et avait reconstitué son hôpital. Confirmé par le nouveau pouvoir, il avait modifié en 1113 les statuts de son établissement et ainsi recréé l'Ordre des Hospitaliers, dont la fonction essentielle resta longtemps cari- tative et sanitaire. Mais il fallait être en mesure de protéger des "maisons", établissements où pouvaient être accueillis et soignés les pèlerins, d'où adjonction d'une fonction militaire qui pendant un certain temps ne fut que secondaire.

Au contraire l'Ordre des Templiers est une pure création du pouvoir chrétien et des croisades. Ce n'est qu'en 1118, donc postérieurement à la réorganisation de l'Ordre des Hospitaliers de st Jean-de-Jérusalem ( c'est là leur véritable dénomination ),que Baudouin II, l'un des plus remarquables monarques du royaume de Jérusalem, confia au début de son règne à Hugues de Payns et à huit chevaliers français la mission de se constituer en  Ordre, et leur attribua des bâtiments de l'ancien Temple de Salomon, d'où leur nom de Templiers. Soutenus par Saint Bernard, qui contribua à la rédaction de leur règle d'inspiration cistercienne, ils eurent d'emblée une  vocation militaire et non hospitalière au sens sanitaire du terme.

 Recrutés dans une aristocratie de plus haut niveau que les Hospitaliers, ils furent aussi plus riches, ce qui contribua à leur perte.

 Hospitaliers et Templiers, bien qu'ayant des vocations assez différentes, organisent simultanément leur implantation dans la chrétienté, et constituent une troisième vague d'Ordres religieux,  après celle des cisterciens.

II - Les Hospitaliers dans le Rouergue méridional

 L'Ordre des Chevaliers de St-Jean-de-Jérusalem est attractif pour la jeunesse noble du XII° siècle, et suscite d'emblée de nombreuses vocations. Il répond en effet aussi bien à un besoin de spiritualité, qui se développe à cette époque, qu'à la pulsion guerrière animant ces petits seigneurs pour qui la guerre  est une sorte de sport. L'implantation d'un Ordre à la fois religieux et militaire ne devrait donc rencontrer aucune difficulté en terre anciennement christianisée comme l'est alors la France. En réalité les conditions en sont moins simples qu'il ne paraît.

 Un des premiers objectifs des Hospitaliers comme des Templiers est de se constituer un temporel, pour deux raisons:

la première est l'impérative nécessité de se procurer des ressources pour assurer le coûteux entretien d'un appareil militaire exerçant ses activités loin de ses bases, en pays méditerranéen pauvre et peu sûr;

la seconde, qui vaut surtout pour les Hospitaliers, est qu'ils ne peuvent répondre à leur vocation caritative et à leurs fonctions sanitaires qu'en disposant d'établissements d'accueil. La formule idéale serait la réalisation d'un réseau de "maisons", distantes d'une journée de marche, sur les grands itinéraires de pèlerinage.

 En réalité ce réseau ne se constitue qu'en fonction d'aléatoires donations, complétées par des  échanges avec le plus souvent d'autres abbayes (Joncels ou Sylvanès pour St-Félix-de-Sorgues), parfois avec tel ou tel Seigneur.

 Mais lorsque les Ordres militaires procèdent à la constitution de leur  temporel, ils arrivent longtemps après les bénédictins, qui ont raflé les meilleurs lots, et peu après les cisterciens, qui ont largement entamé les dernières disponibilités. Ils devront se contenter de possessions éparses et de maigre intérêt, qu'ils ne parviendront jamais à véritablement regrouper. Le domaine de la Commanderie de Martrin est largement dispersé entre Tarn et Rance, celui de celle de St-Félix s'étend de La Bastide-Pradines à St-Sever; les deux Commanderies réunies s'inscrivent dans un rayon de près de 25 Kilomètres, ce qui n'en facilite pas la gestion.

 Par ailleurs Hospitaliers et Templiers se trouvent  en franche compétition dans la chasse aux donations. Plus riches et plus agressifs, les seconds s'installent sur le Larzac, avec un bon regroupement des terres. Les Hospitaliers s'implantent dans la vallée de la Sorgues mais ne parviennent pas à pallier la dispersion de leur patrimoine: St-Félix chef lieu, avec une importante "borie" à Mascourbe, sur l'avant-causse, annexes de St-Caprazy et Montagnol; un bon domaine à Moussac, près de Lauras; La Bastide-Pradines, en bordure du Larzac; prugnes, dans le rougier de Camarès; la grange de Carnus, à St-Sever, dans les Monts de Lacaune; une "cabane" (cave) à Roquefort. La réunion de la Commmanderie de Martrin reportera l'axe de leurs possessions vers l'ouest; celle de Campagnoles plein sud, aux portes de Béziers.

 Aussi disparate soit-il, cet ensemble devient d'un  honnête rapport, au prix de regroupements successifs de trop petits domaines. Mais l'inconvénient de la dispersion s'accentue en raison de l'évolution générale de l'Ordre. Les chevaliers de st-Jean abandonnent peu à peu  leurs fonctions caritatives et hospitalières, et il se peut que la suppression des Templiers relance leur vocation militaire. Ils deviennent en effet les seuls défenseurs en retraite de la Chrétienté contre l'Islam.  Leurs besoins financiers sont considérables, et il doivent drainer sur le théâtre de leurs activités la majeure part de leurs ressources.

 Les conséquences de cette situation sont d'une part un mode de  gestion par fermage systématique, d'autre part le maintien d'un réseau de communications.

 Bien que l'absentéisme devienne rapidement la règle, la plupart de nos commandeurs ne négligent pas pour  autant la gestion de leurs domaines. Ils procèdent, surtout à haute époque, à des "baux a fief" qui équivalent à une redistribution des terres. Ils incitent au regroupement de la population, encore  largement dispersée, autour de leurs châteaux - c'est le cas de St-Félix,probablement aussi de Martrin. Par des inféodations relativement avantageuses ils fixent les populations, surtout au cours du XIV° siècle. Ils  leur concèdent des avantages et privilèges sur les bois, les pâtures, et même les droits de chasse et de pêche, par de véritables "chartes".

 Ils se réservent cependant la propriété directe des meilleurs biens de leurs possessions (Mascourbe, Moussac, Carnus), mais ils mettent celles-ci en fermage à durée déterminée - généralement cinq ans, comme ils affermeront la levée de leurs droits seigneuriaux et décimaux.

 En définitive, les Hospitaliers ne sont pas, pour la population, des seigneurs très encombrants. Toujours guerroyant à des centaines de lieues de leurs fiefs, ils évitent à leurs vassaux les frictions et tracasseries des seigneurs laïcs vivant sur leurs terres. Ils sont moins exigeants que ceux-ci pour l'exécution des servitudes personnelles, comme les "journées de grâce" (corvées aux bénéfice du seigneur) qui tombent en désuétude. Ils perçoivent certes redevances féodales et dîmes, mais en contre-partie il entretiennent églises et curés (souvent, il est vrai, avec parcimonie) et versent annuellement, à titre de donations, des aumônes en nature dont le montant n'est pas négligeable (près de cent setiers de blé annuellement à st-Félix).

 L'examen des documents  disponibles sur Martrin illustrera ces considérations générales, mais auparavant il convient d'examiner brièvement la succession des Commandeurs de St-Félix et de Martrin.

 Les Commandeurs de Martrin  antérieurs à la fusion nous sont très mal connus. Vers 1160-65 Raymond ARIBERT (Alibert?) est dit "Maître dudit Hôpital". Huc DELSER apparaît en deux circonstances, en 1241 et 1242, et est qualifié de  Commandeur; ainsi que frère Guilhaume DESQUE en 1259. Un frère pierre FABRE n'est plus que procureur du Commandeur de Martrin en 1284, mais c'est peut-être déjà après la fusion avec St-Félix.

 Quant à st-Félix, Antoine du Bourg, parfois peu fiable, donne une liste de onze noms entre 1200 et 1308, avant la réunion: Bringuier de CAMPAGNOLES (1200-1203), Arnaud de BOUSSAGUES (1211), Guilhaume de MILHAU (1225), Raymond  de CAMARES (1243), Guilhaume de CASTRIES (1250-1254),Raymond de MEZE (1255-1256), pierre de BOUTENAC (1200-1265), Geraud de JAURIAC (1271-1272),Pierre de REYMOND (1272-1305), Raymond de GROS (1305-1306), Vidal de MONTAUSON (1307-1308). Il nous paraît, dans cette série, introduire des commandeurs de Campagnoles (près de Béziers) antérieurs au rattachement tardif (1449) de cette Commanderie à celle de St-Félix. Il omet par contre Gaubert de SAINT-CAPRAZY, probable fondateur de cette dernière, Bernard RASPALANK (d'ARPAILLARGUES, selon André SOUTOU ) attesté en 1179, Raymond

d'OLARGUES, cité en 1314.

 Tout laisse supposer que c'est à partir d'une donation des seigneurs de St-Caprazy, prieuré situé sur la rive gauche de la Sorgues, que s'est constituée en chef lieu la maison de St-Félix, située sur la rive droite et  comportant en bien propre, sur l'avant-causse, le vaste domaine de Mascourbe, probable ancien "fondus" gallo-romain.

 Ce sont ces Commandeurs des XII° et XIII° siècles, avant le début de la guerre de Cent Ans, qui ont regroupé et structuré les populations, aménageant leurs relations avec celles-ci, introduisant le système consulaire, accordant usages et privilèges pour retenir une paysannerie peu  stabilisée. Nous en avons une bonne illustration à Martrin.

 Nous ignorons à quelle date a été réalisée la réunion de Martrin à la Commanderie de St-Félix, probablement entre 1284 (voire 1259) et  1328; à cette dernière date pierre de CLERMONT, dans un bail à fief, est qualifié Commandeur de St-Félix.

 Les motifs de la fusion nous échappent également. Mouvement de restructuration pour donner  une meilleure surface économique et financière aux unités d'exploitation? Conséquence de l'héritage du temporel des Templiers dans le premier quart du XIV° siècle? Ce ne sont qu'hypothèses.

 Cette politique de mise en oeuvre de développement économique, se traduisant par la concession d'avantages à la population, est stoppée par la crise majeure que constitue la guerre de Cent Ans, moins peut-être par les  destructions causées par les troupes de routiers que par les pathologies qu'ils véhiculent. La peste de 1348, bien sûr, qui entraîne une dramatique dépopulation, mais de multiples affections, infectieuses ou digestives.

 La réunion des deux commanderies intervient donc dans une période difficile, et nous connaissons assez mal les commandeurs de l'époque de la Guerre de Cent Ans: Bertrand de GOURDON (1320 ? -1326),  Pierre de CLERMONT (1327-1343), Pons de PANAT (1362- 1366 - peut-être 1395 ?), Bérenguer de SPENON ( non cité par du Bourg, mais attesté en 1366), Bertrand d'ARPAJON (1416), Gaillard de MONTET (1420-1422); Les lacunes,  dans la succession des titulaires, sont manifestes, et tout porte à croire que ces temps de malheur ont été aussi des temps de relatif abandon de nos commanderies, dépeuplées et faméliques. On a dû, au mieux, se  contenter de survivre et de gérer sans grands moyens.

 Une mutation importante intervient avant même la fin de la Guerre de Cent Ans, coïncidant avec la phase de reflux de la présence anglaise et  peut-être en liaison avec elle. S'opère dans nos commanderies maintenant réunies une "renaissance" à laquelle sont associés le nom et la forte personnalité du Commandeur Raymond RICARD.

  Le frère Raymond RICARD est un rouergat, sa famille étant originaire de Montfleur et St-Genest-de-Berte, sur les flancs du Larzac. Nous pouvons suivre son irrésistible ascension: commandeur en 1439 de la modeste Commanderie de Campagnoles (à Cazouls-les-Béziers), il la conserve lorsqu'en 1444 il est pourvu de celle de St-Félix; elles resteront désormais réunies jusqu'à la disparition de l'Ordre. Il reçoit surtout en 1449 le  Grand Prieuré de St-Gilles, qui en fait le chef de la" Langue" de Provence, c'est-à-dire de toute la France occitane. Il cumule finalement, avec st-Gilles, St-Félix et Ste-Eulalie dans le Rouergue,  Gap-Francès en Gévaudan, Campagnol es en Languedoc. Il représente une puissance, et ambitionne même de devenir Grand Maître de l'Ordre: il manque d'une seule voix son élection, au bénéfice de Baptiste ORSINI, en 1467.

 Cette accumulation de charges et d'honneurs lui impose de nouvelles règles de gestion. Toujours en déplacements entre st-Gilles, Rome et Rhodes, il est peu probable qu'il visite très souvent ses  lointaines possessions rouergates (peut-être est-il à Martrin en 1481, mais c'est peu probable, en raison de son grand âge). C'est à l'époque de son commandorat que l'Ordre développe sa puissance maritime, pendant la  période rhodienne de son histoire (1310-1523), avant son repli sur Malte.

 Raymond RICARD administre en fait ses multiples possessions par délégation de pouvoirs et pratique largement le népotisme, à  tout le moins le clientélisme. Citons, parmi ses procureurs abusivement qualifiés du titre de commandeurs, Bringuier ALDEBERT (1458), P. CARRADE (1459), pierre RICARD (1457,59,61,63), Hugues FROTARD (1460), et surtout, à Martrin, Pénavaire de SALES, qui a dû y résider longtemps et sur lequel il convient de s'arrêter.

 Penavaire de SALES n'est pas le seul membre de cette famille ayant fait carrière chez les Hospitaliers. Nous rencontrerons Tristan de SALES (1497-1522), Gaillard de SALES (cité en 1523), Guillot de SALES (1552-1556, et qui serait mort à Martrin). Sont-ils apparentés à la famille des RICARD? Ce n'est pas  imposible puisqu'ils sont rouergats et que penavaire de SALES est expédié à Mayonette (près de Ceilhes) par le successeur de Raymond RICARD. Cellion de DEMANDOLS, ce qui peut signifier la perte des protections dont il jouissait.

 Toujours est-il qu'il intervient activement à Martrin dans les dernières années du XV° siècle. Il fait procéder à un aménagement des rapports entre les deux paroisses de Martrin et  Ferrayroles, par une sentence arbitrale en mai 1479; il est alors qualifié de "prieur et commandeur de Martrin". Deux ans plus tard, en mars 1481, intervient une transaction, ayant pour but d'éviter un procès et d'organiser la justice entre Arnaud et Pierre de MARTRIN, frères, coseigneurs de Ferrayroles, et penavaire de SALES, qui l'est également. Mais dans cette solennelle circonstances apparaît précisément Raymond RICARD, prieur de st-Gilles et Commandeur de St-Félix. Le nom de Penavaire de SALES ne figure qu'en second rang, ce qui parait traduire une certaine subordination.

 En février 1488 Penavaire de SALES figure dans un acte de bail à fief, peu important. Nous retiendrons surtout qu'il a da être le négociateur et l'artisan du rattachement à la Commanderie de la coseigneurie de Ferrayroles.

  Son attachement à Martrin ne fait aucun doute, puisqu'il y fait construire son tombeau de son vivant, comme l'a démontré A. Soutou.

 Nous avons précédemment cité les noms de quelques commandeurs du XVI° siècle appartenant à la famille de SALES. Il faut ajouter Pierre de GRASSE et Antoine de PENES, l'un provençal, l'autre dauphinois. Le plus important pour Martrin sera Tristan de SALES (1497-1522).

  Mais dans le troisième quart du XVI° siècle un évènement important va bouleverser la France en général, le petit monde de nos commanderies en particulier: l'introduction de la Réforme et les conséquences qui en découlent.

 La Réforme dans le Rouergue intervient dès 1560, et si elle échoue à Rodez ou Villefranche elle prospère à Millau. Elle se répand par le canal des marchands fréquentant la place de  commerce qu'est alors Millau, et se diffuse essentiellement, dans notre région, dans les bourgades où se pratique l'industrie artisanale des draps: St-Affrique, Camarès, Brusque, Cornus, st-Rome-du-Tarn, mais aussi  St-Félix-de-Sorgues, seigneurie ecclé- siastique qui adhère précocement à la Réforme et resteralongtemps une solide place protestante.

 Dès 1570 il semble que le passage au protestantisme soit acquis,  mais le drame véritable survient en 1577. Voici ce qu'en dit le Calviniste de Millau (article N"419) :

"En ce mois de mai 1577, environ le demi-mois, Seint-Félis- de-Sorgue fust pris par seus de la religion, sens contrediction de personne, que foüst aussi la cause qu'ils ne firent mal à personne, murtre ni blesure. Bien est vrai qu'ils en sortirent de fors le seigneur dudit lieu qui estoit dedans, commendeur de Geste plasse, sans lui porter aulcun dommage".

 Il s'agit là, pour le destin de notre commanderie et de Martrin, d'un événement capital. Cette sortie ou fuite sans gloire de son château de St-Félix est pour le commandeur, probablement Etienne d'ARZAC (1566-1578), une humiliation qui ne sera jamais pardonnée et qui consomme sa rupture  avec le chef-lieu de ses possessions rouergates. Sans doute est-ce lui qui va aménager, en demeure digne de son rang, le château de Martrin, communauté rurale, donc épargnée par la Réforme, où il n'a pas à côtoyer les  arrogants huguenots, insupportables hérétiques peu respectueux de son autorité et de ses droits.

 Tels Louis XIV qui n'oublia jamais son départ catastrophique de Paris pendant la Fronde et alla construire Versailles à bonne distance, Etienne d'ARZAC et ses successeurs n'oublieront l'affront de mai 1577 et s'aménageront leur résidence à l'ombre de la tour de Martrin.

 Il est vrai que leurs épreuves à St-Félix n'étaient pas terminées. En 1627, au cours des guerres de Rohan, le château de st-Félix, sans doute déjà bien ébranlé, était à nouveau pris et ruiné. Il ne devait pas se relever de ce siège.

 Entre ces deux dates (1577-1627), donc pendant un demi-siècle, on voit peu intervenir nos commandeurs dans les "troubles religieux" (c'est ainsi qu'on appelle dans le Rouergue les  guerres de Religions), et on les connaît mal: Etienne d'ARZAC déjà cité, Arnaud d'ESTUARD (1582 ?), Gérard de BERTON de CRILLON (1578-1589), Philippe de SOUBIRAN-ARIFAT (1611-1632) - un trou de vingt-deux ans dans notre information.

 Avec Jacques de GLANDEVES-CUGES (1632-1645) s'ouvre la série des derniers commandeurs, ceux des temps modernes (XVI"- XVII" siècle), que nous présenterons dans un chapitre  ultérieur, et qui ont été les hôtes les plus fidèles de Martrin.

 

III - La Constitution du Temporel (XII° XIII° siècles)

 Ce qui deviendra la Commanderie de Martrin a commencé à se constituer à haute époque, dès le milieu du XII° siècle. Bien que non daté, l'acte de donation le plus ancien  daterait, d'après A. Soutou, de 1160-1165.

"FROTARD, vicomte de Broquies, fit donation à Dieu et à l'Hôpital de Jérusalem et à Raymond ARIBERT, Maître dudit Hôpital, de l'église de Saint-Laurent et droits en dépendant, laquelle est entre Curvalle et coupiac. Et Escaffre de CURVALLE, feudataire dudit FROTARD, donna tout ce qu'il avait en ladite église, comme aussi Raymond de CAMBORSIERE, sa femme et ses enfants qui étaient feudataires dudit FROTARD donnèrent audit Hôpital tout ce qui leur appartenait en ladite église. De plus Raymond GUY et sa femme donne l'église et les droits d'icelle, et la moitié du Mas de la Croz et tous les dimes de sa maison.  Apert dudit acte un peu déchiré au commencement, sans date ni signature, néanmoins très ancien et en bonne forme..". (inventaire manuscrit du XVII° siècle).

 Cette donation est faite avec une certaine solennité. En effet sont réunis autour de FROTARD, vicomte de Broquies, important féodal de la région, son vassal Escaffre de CURVALLE ainsi qu'un arrière-vassal, Raymond Guy de CAMBORSIERE. Tous ces féodaux se partageaient les droits de l'église de St-Laurent, en raison des modalités de successions qui s'appliquaient à l'époque, découlant des règles du droit romain.

  Pourquoi cette donation? La charte ne l'indique pas. Projet de départ en Terre Sainte de FROTARD et de ses feudataires? Les royaumes chrétiens s'y trouvent alors en difficultés. Ce n'est qu'une hypothèse. Mais la constitution du temporel de la commanderie est dès lors bien engagée, et à une date non précisée mais légèrement postérieure un autre membre de la famille de CURVALLE, Imbert, complète les donations précédentes en léguant "le Mas de Caselles et tout ce qu'il avait dans la paroisse de St-Laurent, la vigne de Crozet et toute la borie et le Mas de Codairolles..". La jeune commanderie de Martrin poursuit sa politique d'acquisitions foncières dans le rayon de St-Laurent, mais dans des conditions peut-être moins avantageuses. En juin 1241 un autre représentant de la famille des CAMBORSIERE, Guilhaume, cède à Huc DELSER, commandeur de Martrin, " tout le dîme de St-Laurent ...en considération duquel don ledit commandeur reçut ledit CAMBORSIERE et Nasaura, sa femme, en frères et participants aux biens spirituels de l'Ordre: et leur donna la maison du Mas de la Cros (acquise de Raymond de CAMBORSIERE quatre-vingts ans  auparavant..), la moitié du Mas de l'Olmet, et deux céterées de terre que dedit Hôpital avait le long du bois de Camborsière, et ce pendant leur vie, après quoi ils doivent revenir audit Hôpital".

 Il s'agit moins d'une donation pure et simple que d'une transaction déguisée, un achat en viager assorti d'une intégration dans l'Ordre du ménage CAMBORSIERE.

 Il apparait donc que la Commanderie de Martrin prend naissance dans le secteur occidental du chef-lieu, dans la région circonscrite par le Tarn et le Rance. Ce n'est qu'ultérieurement  qu'elle acquerra des droits et des biens à l'est, vers Ferrayroles, peut-être même assez tardivement au XV° siècle.

 Nous ne disposons pas de la totalité des actes d'acquisitions, par donations, transactions ou échanges, qui ont permis l'extension du temporel au sud, sur Le caillera, au nord sur l'Espital (au sud-ouest de Brouilles). Mais on assiste à la mise en valeur des biens regroupés par la pratique des "lauzimes", "baux à fief" par lesquels on concède à un particulier un bien foncier ou un droit d'usage en contre-partie d'une redevance.

 Ainsi dès 1225 le Mas de  Cazettes, reçu d'Imbert de CURVALLE à une date non précisée, est donné à Raymond TAILHEFER, "sous la septième partie (il s'agit ici du champart seigneurial) et dîmedes blés (il s'agit là des droits ecclésiastiques)". On voit que le prélèvement est considérable: près du quart de la production brute des récoltes. Il est vrai que les conditions de baux à fief ultérieurs, de 1259 ou 1284, sont moins  draconiennes, car ne comportant pas les demis.

 Bien entendu ce système complexe d'acquisitions ne va pas sans soulever un contentieux, certaines familles se considérant à plus ou moins bon droit injustement dépouillées. C'est ce qui doit se produire en 1242, lors d'une sentence arbitrale "rendue par Hourdé de VENERGUES, prêtre, et Ponts GAUBERT sur le différend qui était entre frère  Hua DELSER, commandeur de Martin, d'une part, et pierre Raymond Guillaume MOLIERES et P. MOLIERES d'autre, lesquels arbitres ordonnèrent que tout ce que lesdits MOLIERES avaient à Crossait depuis le chemin en bas jusque à Guettezet jusqueà la fontaine de Crossaitet jusqueà la vigne de Guillaume MAZAQUE sera et appartiendra audit sieur commandeur et ses successeurs, et tout ce qui est à Moulièreset que ledit commandeur y pouvait prétendre appartiendra auxdits MOLIERES. Laquelle  sentence les parties réciproquement approuvent...".

 Le temporel de la Commanderie de Martin est certainement constitué lorsque intervient la réunion à St-Félix, car ne sont rapportées par la  suite que des baux à fief de peu d'intérêt.

 Mais à partir du XIV° siècle se posent les problèmes d'organisation et de relations entre l'Ordre et les communautés, dont l'importance s'est accrue  jusqu'à la guerre de Cent Ans, qui mettra un coup d'arrêt à une période de relative prospérité et de progression démographique.

IV - La Transaction de 1503

 La guerre, la peste, la famine avaient dépeuplé et déstructuré les collectivités rurales et voué à un certain abandon nos commanderies hospitalières.

 Avant même que ne revienne la paix, dès le milieu du XV°  siècle, un leader de la stature de Raymond RICARD avait procédé à des regroupements de possessions et mis en place, tout en gardant nominativement son autorité sur les commanderies, des fonctionnaires dotés de larges  pouvoirs, tel Penavaire de SALES, pour les gérer.

 Une reprise en mains et une mise à jour des rapports entre communautés et seigneurs était indispensable à mesure que le pays sortait du marasme, qu'il se repeuplait, que la situation économique s'améliorait. Ces conditions expliquent la transaction intervenant le 30 octobre 1503 entre "noble frère Tristan de SALES, commandeur de St-Félix-de-Sorgues, de Martrin et autres membres d'une part, et les consuls, manants et habitants du lieu de Martrin d'autre..".

  L'objet de cet acte est formellement "d'éviter les frais d'un procès .. sur ce que lesdits habitants prétendaient d'avoir la faculté de mener tant leurs pourceaux propres que ceux des étrangers dans leur bois pour manger le gland, comme aussi sur ce qu'ils prétendaient de pouvoir vendre des fustes et autres bois et pierres de taille aux étrangers sans le su et consentement du dit sieur commandeur ..".

 Le litige est certainement plus profond. Tristan de SALES entend mettre un terme à des  comportements abusifs et réactualiser une bonne fois ses rapports avec ses vassaux.

 Les parties font appel à trois arbitres, et demandent "avis et conseil de noble Jean de ROQUEFEUIL, seigneur de Versols et de la Bastide-des-Fonts, et vénérable homme Guilhaume ARTZ, bachelier ès droit, juge ordinaire dudit Martrin, et sieur Astorg SEGURET, docteur et chanoine de Ste-Marie de Beaumont (Belmont) et prieur de veyriers (Verrières)..".

 Cette transaction est un élément capital pour l'histoire de Martrin. Elle se réfère en effet à un ou plusieurs actes antérieurs, peut-être perdus dès cette époque, en tout cas oubliés ou aux dispositions non respectées.

 L'acte de 1503 comporte quatorze articles balayant de nombreux aspects des relations entre seigneur et vassaux. Il nécessite une minutieuse analyse, pour laquelle nous négligerons l'ordre de présentation du document.

 Son 14° et dernier article évoque un "acte en date de l'année 1392 et le 9° septembre", ce qui le situerait sous le commandorat de Pons de PANAT. Il est dit que "lesdits habitants auront l'usage des glands,  fustes, bois vert et sec, pierres cachées et apparentes, chasse, pêche, le tout pour leur usage tant seulement et de leurs animaux".

 Dans sa concision cet acte  est très important. Il est relativement avantageux: les seigneurs n'abandonnent pas volontiers droits de chasse et de pêche, même s'ils sont absentéistes comme nos commandeurs. Il montre aussi que son objet était de  mettre à la disposition d'habitants, que l'on souhaitait alors retenir et fixer sur les terres, les moyens de se nourrir, se loger, se chauffer. L'économie locale semble faire une large part à l'élevage du porc, qui est précisément l'objet du litige ayant provoqué la transaction.

 Nous développerons ultérieurement les dispositions d'ordre économique, mais auparavant nous nous arrêterons à l'article 5, qui concerne la  construction et l'usage de la tour.. Lui aussi se réfère, comme l'article 14, à l'acte de 1392, passé avec Pons de PANAT : "Item est convenu que les privilèges et libertés ci-devant passés avec lesdits  habitants seront observés, lesquels sont contenus dans un instrument passé entre noble pierre Pons de PANAT, commandeur de St-Félix, et les habitants dudit lieu de Martrin, retenu par Me Jean MAGRIN, notaire de coupiac, par lequel il est porté:

"Premièrement que ledit sieur commandeur ayant bailhé à construire à Me pierre BRUN, du lieu de Combret, la tour qui est joignant l'église dudit lieu de Martrin moyennant le prix et somme et aux conditions et pactes contenus en l'instrument sur ce passé, il disait que ladite tour était fort utile et nécessaire auxdits habitants, tant pour la conservation de leurs personnes que de leurs biens en temps de guerre, et qu'ainsi ils étaient tenus de contribuer à ladite construction et bâtisse".

"Sur quoi il fut arrêté que lesdits habitants bailheraient audit Brun, en tant moins dudit prix, la somme de soixante francs d'or, et qu'ils seront tenus d'en rapporter quittance audit Sieur Commandeur".

"Comme aussi ils seront tenus de couvrir ladite tour, et y mettre les fustes et bois nécessaires et tailles tant à présent qu'à l'avenir, et leur sera permis de prendre du bois de la forêt dudit sieur commandeur située en le versant appelé Levers Copiagues, et en cas qu'il n'y en eut pas ils en prendront là plus commodément ils pourront".

"A condition qu'en temps de guerre ou d'autre nécessité urgente, lesdits habitants pourront retirer eux et 1 eursdi ts biens dans ladite tour".

 Ainsi en 1392, en pleine guerre de Cent Ans, alors que le pays a subi et connaît peut-être encore les passages de troupes et les exactions des routiers, le commandeur et les habitants s'accordent pour construire un édifice qui est manifestement une  tour-refuge, dans laquelle se réfugie aussi la population des environs: d'après un arbitrage de 1479, sous penavaire de SALES, "en temps de guerre lesdits habitants de Ferrayrolles se pourront servir librement de ladite église de Martrin".

 Observons toutefois que les habitants de Martrin prennent une large part à la construction et l'entretien de l'édifice.  Soixante francs d'or est une somme considérable pour une modeste communauté rurale.

 En 1503 les rapports féodaux reposent donc encore sur l'acte de 1392, mais interprété très librement par les  habitants. Non seulement ils lâchent leurs pourceaux dans les bois de chênes dont le commandeur garde la propriété "éminente", mais ils en font commerce, ainsi que des bois et pierres. Ils prennent en  garde des pourceaux pour les engraisser, contre rétribution de la part de leurs propriétaires. Tristan de SALES entend mettre bon ordre à cette anarchie, et par la même occasion rétablir son autorité.

  Un premier ensemble de dispositions est de caractère économique.

L'article 1, assez libéral, accorde aux habitants le droit "de prendre des pourceaux étrangers", mais ils seront tenus dans les huit jours "d'en déclarer le nombre au vrai audit seigneur commandeur ou à son procureur... sous peine de confiscation..", et surtout ils "seront tenus de bailher pour chaque pourceau quinze deniers tournois..".

Même libéralité pour la vente "du bois mort et gâté", c'est-à-dire du bois de  chauffage, mais "ce en cas de nécessité, et pour acheter d'huile, de sel et autres vivres". Il semblerait donc que se constituait en cas de besoin une sorte de coopérative pour ravitailler collectivement la communauté (art. 2).

La vente aux étrangers de "fustes" (bois d'oeuvre) et pierres de taille est seulement soumise à la permission du commandeur (art. 3), mais celle de "tuiles", c'est-à-dire de lauzes, donne lieu à une modeste redevance "d'un denier par charretée".

 L'article 12 régit l'usage du bois du seigneur dans lequel "personne ne pourra entrer pendant le temps des fraises et des glands". Le ramassage du bois est aussi réglementé.

L'article 9 est consacré aux conditions de vaine pâture, interdite "dans les prés depuis le premier jour du mois de mars jusques au quinzième jour après la Toussaint, et toute l'année pour les pourceaux". La période d'interdiction est encore plus longue pour les prés du commandeur. Quant aux vignes, la pâture y est interdite toute l'année. Les infractions sont frappées d'amendes dont l'article 13 détaille le barème, variant selon l'espèce animale ou la nature des pièces de terre. On ne mentionne pas bêtes à laine ou chèvres, et les boeufs de labour bénéficient d'une simple demi-taxe.

 les articles que nous venons de citer constituent un règlement cohérent de l'exploitation agricole. Mais l'arbitrage intervient aussi dans l'organisation politique. L'article 8  témoigne d'un incontestable libéralisme dans l'administration de la communauté:

"Item est arrêté qu'il sera permis et loisible auxdits habitants de s'assembler sans la permission dudit sieur commandeur pour les affaires de la communauté, et pour élire des hommes pour prendre garde à la conservation des fruits...". Une restriction cependant, assez peu contraignante il est vrai et fort légitime: ".. sans néanmoins qu'il leur soit permis de s'assembler contre ledit seigneur sans que son juge ou son bailhe y soient présents".

 

Comme cela paraissait normal dans l'esprit de l'époque, il "est convenu que ledit seigneur aura un juge, bailhe et sergent audit lieu de Martrin..". Leurs salaires sont précisés, et varient selon qu'ils instrumentent "dans le lieu" ou "hors ledit lieu" (article 6).

 Mais les  Martrinhols se préoccupent aussi de la territorialité de leur justice:

"Item si quelqu'un a commis quelque crime dans ledit lieu, il sera jugé par le juge dudit lieu et puni suivant qu'il sera ordonné par icelui, sans qu'il puisse être soustrait de ladite juridiction". Ils ont donc le souci de ne pas voir leur communauté traitée sur le plan juridictionnel comme une simple annexe.

 citons enfin un des derniers articles, fort succinct mais de grande portée surtout fiscale:

"Item est dit qu'en cas ledit commandeur achèterait des terres desdits habitants, elles seront sujettes comme celles desdits habitants" (art. 13).

 Cet article demande à être explicité. En qualité de seigneur féodal le commandeur possédait en propre des terres dites nobles, non sujettes à la taille, contrairement aux autres terres dites roturières, qui y étaient soumises (le Rouergue est en effet pays de "taille réelle", la répartition des impôts se faisant en fonction des biens et non des capacités contributives estimées des personnes). Par cet article 13 les habitants, fort judicieusement, prévenaient toute tentative du seigneur de sous- traire à l'ensemble des terres imposables celles qu'il était susceptible d'acquérir - et pour lesquelles il avait souvent un droit de préemption.

 Nous en terminerons avec l'analyse de cet acte, essentiel dans les rapports féodaux,  en notant la présence parmi les arbitres, et au premier rang d'entre eux, d'un puissant personnage de la vallée de la Sorgues, noble Jean de ROQUEFEUIL. De même le notaire qui reçoit l'acte est Me pierre TOURNIER, dont on ne précise pas la résidence mais qui nous parait être de St-Félix-de-Sorgues. En ce tout début du XVI° siècle, pendant l'entr'acte séparant la Guerre de Cent Ans de celles de Religions, la Commanderie de Martrin n'est plus qu'une annexe de celle de st- Félix. Il faudra les troubles religieux et la Réforme pour lui rendre un dernier lustre.

 

V - Les derniers hôtes de Martrin

 Lorsque prennent fin les troubles religieux, en 1629, avec la paix d'Alès, le commandeur de St-Félix est Philippe de  SOUBIRAN-ARIFAT, auquel succédera en 1632 Jacques de GLANDEVES-CUGES.

 Celui-ci est le premier des commandeurs des temps modernes (XVII et XVIII° siècle). La commanderie est alors définitivement constituée et ses titulaires pourront en jouir sans le moindre trouble jusqu'à la Révolution. Ce sont eux qui, lors de leurs passages en Rouergue, honoreront de leur présence un château dont sans doute ils ont été les  aménageurs.

 De 1632 à 1789, douze commandeurs se succèdent, que nous devons maintenant présenter. Un treizième, méconnu et malchanceux, assistera de loin (il est alors à Malte) à la suppression de l'Ordre et l'anéantissement de sa commanderie.

La principale caractéristique commune de ces derniers commandeurs est d'être étrangers au Rouergue. Tous sont de bonne noblesse: tous, sauf le dernier, sont  originaires de Provence. On assiste en effet à une mainmise absolue des provençaux sur notre commanderie qui, pour être isolée et dispersée dans une province difficile, n'en est pas moins d'un honnête rapport: 33.681 livres en 1774. Elle comprend en effet les trois principaux membres de St-Félix, Martrin dans le Rouergue, et Campagnoles dans le Bas-Languedoc.

 Jacques de GLANDEVES-CUGES, apparenté aux FORBIN-JANSON, frère de l'évêque de Sisteron, appartient à une famille ayant donné plusieurs dignitaires à l'Ordre. Très attaché au respect de ses droits, il semble se montrer assez procédurier. C'est un homme de la  Contre-Réforme, et il surveille étroitement ses vassaux huguenots de St-Félix, auxquels en 1639 il veut interdire d'édifier un temple et d'exercer leur religion. Louis XIII et Richelieu veulent alors endiguer l'exercice  du culte réformé sans vouloir (ou pouvoir?) encore l'interdire et l'éradiquer. Sa volonté de remise en ordre à la fois temporel et spirituel de son fief nous fait penser qu'il a été assez souvent l'hôte de son château  de Martrin.

 Lui succède en 1650, et jusqu'en 1682, le bailli Jean-Paul de LASCARIS-CASTELARS, de très haute noblesse: il descend, par les comtes de Vintimille, de Théodore de Lascaris, empereur de Constantinople après 1204. Lors de sa nomination il était le petit-neveu du Grand Maître de l'Ordre, dont il portait le prénom (peut-être son parrain). Bien que porté au magistère à soixante - dix sept ans, celui-ci  occupa le siège pendant vingt-ans. Notre commandeur jouissait donc des plus hautes protections. Sa résidence est à Carpentras. Un de ses représentants locaux est un protestant, Michel CRES, qui "s'établira" dans la région en épousant une de ses filles du principal notable de st-Félix, David ALBERT.

 Son successeur, Vincent-Anne de FORBIN-LAFARE (1683-1688), n'est qu'un commandeur de transition,  pourvu du Grand Prieuré de Toulouse l'année de son décès (1688), il se peut qu'il ne soit jamais venu à Martrin.

 Il n'en est pas de même pour Laurens de VILLENEUVE-MAURENS (1689-1711), qui se trouve à la tête de la commanderie pendant une assez longue période, 22 ans, et surtout à un moment critique. La guerre des Cévennes éclate en 1702, et le pouvoir s'inquiète du comportement des places protestantes, au nombre desquelles figure St-Félix. En avril 1703, Mr de VILLENEUVE-MAURENS fait un séjour probablement assez long à St-Félix. Il collabore avec Mr de MARCILLAC, désigné comme premier consul par l'Intendant, pour remettre en état de défense les fortifications du bourg. Passages et séjours à Martrin sont donc certains.

 Le cardinal Toussaint de FORBIN-JANSON (1711-1713) est pourvu du commandorat dans des conditions très discutables. Couvert d'honneurs et de prébendes, et "quoiqu'il doit être satisfait de tant de grands honneurs..". écrit un chroniqueur de l'époque, "il forma cependant le dessein d'avoir encore les biens et les dignités de l'ordre Saint-Jean, dans lequel il n'avait pourtant fait aucun service..", bien qu'il eut été reçu chevalier en 1635, à l'âge de 6 ans. Il est le type parfait des collectionneurs de dignités, des prélats de cour, et ignora sa commanderie pendant son bref commandorat.

 Le tarasconnais Jacques-François de PRIVAT-FONTANILLE, qui lui succède, occupe le siège plus longtemps (1713-1720) et se préoccupe davantage de la gestion de sa commanderie, qu'il confie au sieur de BEAUREGARD. Ayant été pourvu simultanément du Grand Prieuré de Toulouse, il doit rester peu  familier de St-Félix ou de Martrin.

 Plus fidèle à sa commanderie sera Anne de MOLETE-MORANGIS (1720-1726). Sa présence en Rouergue est attestée en avril 1723, et pour lui permettre d'observer le  jeune des vendredi et samedi on fait venir pour lui des poissons de Lapeyre - mais chapons, poules, boeuf et lard pour les jours suivants... Son déplacement n'est pas motivé par des motifs gastronomiques, mais par son intention de mettre de l'ordre dans sa commanderie: il renouvelle hommages et terriers. Le château de Martrin l'a sans aucun doute hébergé.

 Lorsqu'il lui succède en 1726, Jean-Charles de ROMIEU (1726-1745) est déjà un homme d'âge mûr, puisque né en 1672. Il a donc cinquante-quatre ans, et restera en charge près de vingt ans, et décédera à Malte en 1755 (son tombeau est dans la grande nef de l'église St-Jean, à  La Valette). Il appartient à l'aristocratie hospitalière, mais bien qu'exerçant à Malte de hautes fonctions il est souvent sur le continent, à Arles, sa ville natale, Béziers ou St-Félix - et plus probablement à  Martrin. Il s'intéresse de très près à sa commanderie, mais en raison de son âge, abandonne son autorité à Mr CLOUD, un ecclésiastique de Béziers lui servant de secrétaire. Sa correspondance avec le notaire Jean  GUIBERT, de St-Félix, le fait apparaître hautain, parfois mesquin, mais ayant une grande conscience de ses responsabilités. Il est parfaitement informé de l'état des domaines dispersés de sa commanderie et des mesures  d'entretien qu'ils exigent. Il ne ménage pas ses fermiers récalcitrants ou négligents.

 Il s'attache surtout à retrouver les titres justifiant ses

 droits - c'est un mouvement général dans la noblesse de l'époque:

"Je travaille journellement à des recherches dans nos archives, et à très grands frais, pour qu'on ne dise pas à Malte que je suis un administrateur négligent... Je me dispenserais bien volontiers, à mon âge de soixante-six ans, de m'occuper de tant de soins, mais je m'y vois contraint sans réplique..", écrit-il à Jean GUIBERT en 1738.

 Mais tous les grands ont leurs faiblesses: Mr de ROMIEU est gourmand. Une large part de ses lettres à GUIBERT est  consacrée à l'expédition de fromage de Roquefort qu'il se fait adresser à Arles ou qu'il offre à ses amis, et aussi au Grand Maître de l'Ordre, à Malte:

"..Bien choisi et bien conditionné de bonne pâte, il faudra

pour cet effet sonder les formes..". On doit les expédier à la Saint-Luc (18 octobre), quand "..les grandes chaleurs ont passe..".

 

Mais il nourrit une véritable passion pour les mousserons,

" . . ceux de mes terres étant les meilleurs..", et il s'indigne que "..ses fermiers de st-Caprazy et de Moussac ne lui en aient expédié que "quatre filets".

  Il disparaît en 1745 sans avoir pu mener à bien la réfection de ses "livres terriers". Mais c'est durant son commandorat qu'il est procédé au bornage des membres de sa commanderie, par le sieur BOYER, en particulier à Martrin et au Caylar.

 Après une brève vacance intervient la nomination, vers juillet 1745, de piere d'ALBERTAS-St-MAYME, déjà bailli de Manosque, qui prend comme procureur  général Mr de CORCORAL, résidant au château de St-Victor mais parfois aussi à Trébas, au confluent du Tarn et du Rance. Il est donc un proche voisin de Martrin, et il n'est pas impossible que ce soit là un des motifs du  choix du nouveau commandeur.

 Mr de CORCORAL, qui a l'avantage d'être présent sur le terrain, est un administrateur très actif, qui renouvelle le personnel administratif et les fermes et poursuit  activement recherche de titres et renouvellement des terriers.

 L'œuvre de Mr de CORCORAL est malheureusement arrêtée au milieu de 1750, à la mort de Mr d'ALBERTAS-St-MAYNE. Mais elle sera poursuivie  sous le long commandorat du successeur de ce dernier, François-Ignace de TONDUT de MALIJAC (1751-1777).

 Issu de bonne noblesse comtadine - son père, premier consul

d'Avignon, a été Syndic de la noblesse du Comtat Venaissin en 1732 - il est dès sa naissance voué à l'Ordre de Malte, où il est reçu chevalier à l'âge de quatorze ans, en 1729. Sa mère, Louise-Marie de CLEMENS, semble occuper une place  prééminente dans sa vie, et les procureurs conseillent toujours à leurs correspondants de lui faire leur cour. Mr de MALIJAC poursuit une brillante carrière sur les galères du roi et occupe d'importantes fonctions à la cour de Malte, ce qui ne l'empêche pas de s'occuper sérieusement de sa commanderie rouergate, où il fait, dès l'obtention de ses provisions, une rapide inspection, qu'il approfondira à l'occasion d'un plus long séjour  en 1752.

 Il a la chance d'être pourvu de sa commanderie alors qu'il est encore jeune, trente-six ans, et prend son rôle très au sérieux. Il tente pendant quelques années d'en assumer la gestion directe, mais y renonce après 1758. Il a cependant la chance de confier ses intérêts à un receveur des tailles de Béziers, Mathieu FABREGAT, qui est à la tête d'une véritable officine des gestion de biens, surtout ecclésiastiques, et qui dirige ses affaires en véritable professionnel. Il sillonne le sud de la France, de Montauban à Marseille, et ne néglige pas le Rouergue, où il effectue plusieurs déplacements annuels, malgré le  déplorable état des routes. Il a aussi l'avantage pour Mr de MALIJAC, passablement dissipateur de ses deniers, de lui servir de banquier. Nous pensons que Mr FABREGAT a été un hôte des plus assidus du château de Martrin.

 Bien qu'à la fin de sa carrière son âge et ses infirmités, et ses médiocres relations avec ses correspondants de st-Félix, aient entraîné quelque relâchement dans son administration, c'est une  commanderie en bon état de marche qu'il transmet en 1777 au successeur de Mr de MALIJAC, Nicolas de CABRE-ROQUEVAIRE.

 

 Le Grand Maître ne pouvait faire  plus mauvais choix. En effet en 1778 Mr de CABRE-ROQUEVAIRE était déjà un vieillard, puisque né en 1709, et avait six ans de plus que celui auquel il succédait. Comme lui il avait été dès sa naissance voué à l'Ordre de st-Jean - il avait été reçu chevalier à quatre ans! Il est le type du grand dignitaire, et occupe la prestigieuse commanderie  d'Aix-en-Provence, dont il fait son agréable résidence. Manifestement la commanderie de St-Félix lui est donnée comme une prébende. Il va malheureusement l'occuper pendant six ans, de 1778 à 1784, sans jamais y mettre  le pied. Comment la gère-t-il ? Aucun document ne nous en informe, et nous pensons qu'il l'administre fort mal. C'est en tout cas ce qu'affirme son successeur, qui parle de "l'étrange abandon" dans lequel il la trouve. Mr de CABRE-ROQUEVAIRE s'est donc contenté de recueillir paresseusement les revenus des domaines remis laborieusement en état par les soins de Mr FABREGAT

 

 A son décès, en 1784, le même processus est en passe de se reproduire: la commanderie est confiée à un titulaire à peine plus jeune que le  précédent. Gaspard-François de la CROIX de CHEVRIERES de SAYVE, bailli de Manosque, est né le 14 juillet 1714 à Grenoble. Il n'est donc plus provençal ou comtadin, mais dauphinois. La commanderie de St-Félix risquait  fort de ne pas sortir de l'état d'abandon dans lequel elle était plongée. Par bonheur il n'en fut rien, et au contraire on assiste à son relèvement grâce à l'intervention et aux efforts conjugués de deux hommes: le propre neveu du bailli de SAYVE, chevalier du même nom, et sur le terrain d'un fondé de pouvoir remarquable et consciencieux administrateur, Antoine COULET. La Révolution viendra malheureusement mettre un terme brutal à leurs efforts et anéantir une commanderie vieille de plus de six siècles.

Bien que le bailli de SAYVE prenne comme procureur fondé Jean-Louis FABREGAT, neveu de Mr Mathieu FABREGAT, il laisse la direction de ses biens à son neveu le chevalier de SAYVE, lui aussi appelé à un brillant avenir dans l'Ordre de Malte. Le chevalier est incontestablement un hôte du château de Martrin. Dès 1784 il visite de fond en comble la  commanderie de son oncle, auquel il fait un rapport inquiétant. Il revient sur le terrain l'année suivante et a la chance de rencontrer et d'apprécier à sa valeur Antoine COULET, qui mérite d'être sommairement présenté  et qui, lui aussi, viendra fréquemment à Martrin.

 Antoine COULET était né en 1753 aux Canalettes, sur le rebord oriental du Larzac. Il appartenait à une famille de rentiers ou fermiers de biens féodaux ou ecclésiastiques, et par sa mère Marie CARLES était apparenté aux GUIBERT, notaires de st- Félix et représentants traditionnels du Commandeur.

 Bien que non diplômé, il était devenu clerc de  pierre GUIBERT, son petit-cousin, et avait en fait dirigé l'étude jusqu'au décès prématuré de celui-ci en 1780. Reconnaissante de sa valeur et de la qualité de ses services, la mère de Me pierre GUIBERT, Isabeau GUARY, avait cédé à Antoine COULET l'office de son défunt fils, et surtout lui avait fait épouser sa petite-nièce et filleule Cécile-Elisabeth GUIBERT, de St-Affrique, dont elle avait fait sa légataire sinon universelle, du moins principale. Ainsi à quarante-deux ans Antoine était à la tête d'un office florissant, pourvu de modestes fonctions communautaires, chargé aussi de la difficile liquidation de la succession GUARY. Il avait fait en 1786 proposition de ses services au chevalier de SAYVE, qui les avait acceptés moyennant une rémunération de 250 livres par an. Il est vrai que dès l'année suivante il les portait à 500 livres, ce qui traduit mieux que  tout le jugement favorable qu'il portait sur les activités et les qualités de son nouveau collaborateur.

 Pendant trois ans le véritable gestionnaire des membres rouergats de la commanderie de  St-Félix est donc Antoine COULET. Il rend méticuleusement compte de ses interventions au chevalier de SAYVE, ou à son oncle le bailli durant une absence prolongée du premier. voici les mots élogieux que lui adresse le  chevalier dès septembre 1786 :

"Mon oncle et moi sommes fort satisfaits, parce qu'en affaires on ne saurait mettre trop de clarté. Continuez donc de même, et à chaque nouveauté qui surviendra et à chaque démarche que vous faites, instruisez nous, pour que je sache à soixante lieues de St-Félix ce qui s'y passe comme si j'y étais, et que je me trouve toujours au courant".

 Grâce à Antoine COULET s'opère un remarquable redressement de la commanderie, qui était appelé à se développer.  Malheureusement le vieux bailli de SAYVE décédait en janvier 1789, au moment même ou se levait le vent de la Révolution.

 La commanderie de St-Félix allait bientôt sombrer, dans des conditions que  nous allons maintenant évoquer.

 

VI - L'Agonie d'une Commanderie

 Nous avons assisté  à la naissance laborieuse de la Commanderie au lendemain des Croisades, vers le milieu du XII° siècle. Nous allons examiner les conditions de sa disparition, lorsqu'elle est emportée par l'ouragan révolutionnaire avec les structures vermoulues de l'Ancien Régime.

 Le bailli Gaspard-François de la CROIX de CHEVRIERES de SAYVE, déjà victime d'un accident cérébrovasculaire, décède le 30 janvier 1789, dans son hôtel grenoblois, à l'âge respectable de soixante-quinze ans. Sa disparition ouvre pour la commanderie une vacance qui la fait retourner sous la gestion directe du Procureur Général de l'Ordre, Mr de FORESTA, en résidence en  Arles. En principe Antoine COULET perd ses fonctions, mais il garde la sympathie et la protection du chevalier de SAYVE, neveu du défunt bailli, qui le recommande chaudement au Procureur Général. Il sauve sa fonction  mais doit "partager ses honoraires avec le sieur MAURIN, secrétaire de la Recette Générale de l'Ordre" .

 Il est vrai que c'est une situation temporaire, dans  l'attente de la nomination d'un nouveau Commandeur. C'est chose faite dès le début du mois de mai, le titulaire étant le neveu du Grand Prieur de St-Gilles, Jean-François-Marie-Elisabeth de SAINT-FELIX.

  Par une curieuse coïncidence cet ultime commandeur a pour patronyme celui de sa commanderie et de l'antique famille qui l'avait apportée dans le patrimoine de l'Ordre; et sa mère est Marie de SALES, probablement une descendante de ces chevaliers du même nom qui ont tenu au XV° siècle une si large place à Martrin et St-Félix.

 Antoine COULET, grâce à divers appuis, est une nouvelle fois maintenu dans ses  fonctions. Il lui appartiendra d'assumer la douloureuse opération de liquidation des biens de la Commanderie.

 Le premier coup est porté, lors de la fameuse nuit du 4 août, par l'abolition des privilèges féodaux. Etant seigneur et décimateur, le Commandeur se voit privé des divers droits seigneuriaux, soumis à rachat, et surtout des dîmes, qui sont supprimées. En contre-partie il n'a plus à assurer  l'entretien des églises et de leurs desservants.

 Il conserve par contre la propriété de ses biens fonciers propres, qui lui apportent l'essentiel de ses revenus. Mais ceux-ci ne bénéficient plus de l'exemption fiscale, la notion de terres nobles étant abolie. Dès la fin août le communautés font arpenter et allivrer les terres des divers domaines, pour les imposer. Pour St-Félix et Mascourbe cette mesure représente une ponction d'environ 1500 livres par an, soit 20% du revenu.

 Cependant Mr de SAINT-FELIX ne semble pas pressé de prendre possession de ses domaines rouergats. Sa nomination le surprend à Malte,  d'où il ne s'embarque pour la France qu'au début du mois d'août. Il se rend dans sa ville natale de Toulouse, d'où il se contente d'entrer en correspondance avec COULET. Début décembre il consent à faire un bref  déplacement dans le Rouergue, et est à cette occasion le dernier hôte du château de Martrin. Mais il ne s'y attarde pas et n'a même pas la curiosité d'aller au chef-lieu de sa Commanderie, à st-Félix qu'il ne connaîtra jamais!

 Dès les premiers jours de janvier il repart à Malte, relativement confiant et optimiste quant à l'avenir de l'Ordre et de sa Commanderie, loin de se douter qu'il ne reverra la France que plus de huit ans plus tard, lorsqu'en 1798 Bonaparte, en route pour l'Egypte, viendra à La Valette bousculer l'Ordre des chevaliers de St-Jean-de-Jérusalem.

 Pendant sa longue absence les événements se précipitent, avec des alternances d'espoir et de découragement. Bien que la nationalisation des biens ecclésiastiques intervienne dès novembre 1789, ceux de l'Ordre de Malte n'y sont pas compris. Les ambassadeurs de Malte auprès du gouvernement, essentiellement le bailli de Virieu, usent de deux arguments:

l'Ordre n'est pas une institution monastique et religieuse;

 il doit être considéré comme une puissance étrangère.

 Cette double fiction est acceptée pendant assez longtemps, et permet à notre commanderie de conserver les revenus des domaines dont elle a la  propriété directe - et c'est pour elle l'essentiel. Mais elle est emportée avec la monarchie et avec la proclamation de la République: le 19 septembre 1792, un mois après la prise des Tuileries et l'incarcération du  roi, la suppression de l'Ordre de Malte est prononcée, ainsi que la confiscation de tous ses biens, qui seront vendus comme biens nationaux en 1793 et 1794.

 Ainsi se terminait la longue histoire de  la Commanderie de Martrin, sans que son dernier commandeur, Jean-François de SAINT-FELIX, dans son refuge de Malte, en ait parfaitement conscience.

  Il reviendra pitoyablement en terre de France, à Antibes vers la mi-juillet 1798, ruiné, suspect et désemparé. Il confesse ses malheurs à COULET le 5 juin 1799 :

"..Quant à moi, depuis mon départ de Malte depuis le dix juillet, j'ai été toujours bien portant, mais un jour avant d'arriver ici à Perpignan j'ai été saisi d'une attaque de nerfs qui a failli m'emporter à l'autre monde. Depuis trente jours que je suis à l'hôpital je me remets de jour en jour. J'avais perdu le service de tout mon côté gauche, mais heureusement je le retrouve journellement, je promène beaucoup, de façon que cela ne sera qu'un effet de fatigue, étant donc venu d'Antibes à pied les trois quarts du temps et plus. Il y a toute apparence que je resterai longtemps dans ce pays-ci, dans lequel je suis trés bien, y ayant des personnes qui m'ont fait la grâce de m'accorder leur amitié avec le coeur le plus sincère. J'aurais donc acquis dans mon malheur bien de la consolation si j'avais le bonheur de recevoir de vos nouvelles.. " .

 N'est-il pas poignant d'imaginer notre infortuné commandeur cheminant à pied sur les routes poussiéreuses du Languedoc, que ses fiers prédécesseurs provençaux parcouraient en riche équipage ? Et que penser de ce neveu du Grand Prieur de st-Gilles, appelé à une brillante carrière dans l'Ordre de Malte, réduit à vivre de charité à Perpignan, peut-être étape d'une émigration en Espagne?

 Il  nourrit quelque temps l'espoir que COULET a encore en mains quelques reliquats des revenus de la Commanderie, ce qui n'est hélas pas le cas. Leurs relations vont de ce fait s'altérer et se terminer en procédures. Pour les conduire, il vient même en octobre 1800, à St-Affrique, où il loge à l'auberge des Trois-Pigeons. Il en repartira un matin de novembre, sans même être venu jusqu'à St-Félix, passant à quelques lieues du château de  Martrin. Sans doute allait-il finir ses jours à Toulouse, dans sa famille. Mais sa commanderie était morte depuis déjà huit ans.

CONCLUSIONS

 Ces quelques notes ne sont  qu'une bien modeste et bien insuffisante contribution à l'histoire de Martrin et à la présence des Hospitaliers dans cette région du Rouergue.

 Nous sommes loin d'avoir dépouillé avec toute la méthode  requise toute la documentation que l'on peut recueillir à ce sujet, et un vaste champ d'investigations reste ouvert aux futurs chercheurs. St-Laurent, Ferrayroles, le Caylar, bien d'autres lieux de ce coin du Rougier sont entrés à un moment ou un autre dans la mouvance de cet Ordre religieux et militaire des Chevaliers de St-Jean-de-Jérusalem dont nous avons évoqué le souvenir. Il est sûr que certains hommes ont profondément marqué  leur passage, de Raymond ARIBERT jusqu'à Jean-François de SAINT-FELIX.

 Ainsi avons-nous vu naître, vivre et mourir une entité sociale à laquelle son appartenance à l'Ordre de Malte confère spécificité et originalité. La domination des Hospitaliers à-t-elle été bénéfique pour le pays? Quelle aurait été l'évolution de ces possessions maltaises si la Révolution n'avait brutalement tout bouleversé? On peut certes s'interroger, mais on ne refait pas l'Histoire.

J. LAROZE 7 août 1992