UN ENFANT DE MARTRIN ANTOINE LAVALETTE (1708-1767)
« Le vingt sixième jour du mois d'octobre mille sept cent huit naquit Antoine Valete, fils du sieur Pierre Valete et de dame Anne Gaven, mariés dans le présent lieu de Martrin, et a été baptisé le lendemain vingt septième du mois.
Parrains, Marc Antoine Héral et Jacques Foulquier. Signés avec les parrains et moi curé de Martrin. » (Archives Départementales de l'Aveyron, Registres Paroissiaux de Martrin).
Ainsi commence le récit d'Antoine Valete, plus connu, nous le verrons par la suite, sous le nom du Père Lavalette. Il était issu d'une vieille famille de négociants de Martrin. L'aîné des garçons se prénommait Pierre, comme le voulait la tradition familiale depuis plusieurs générations. Antoine, quant à lui, était le sixième enfant issu du mariage. Sa maison était, d'après le plan cadastral de 1837, encore intacte au siècle dernier. Elle se situait à l'extrême sud du village, au bord du chemin qui fait face au portail du château et qui se dirige vers le Théron. Elle confrontait au nord avec l'ancien presbytère de Martrin, qui n'est autre que la maison Roume. De nos jours il ne subsiste qu'une infime partie de cette immense demeure qui fut au cours des deux derniers siècles maintes et maintes fois remaniée. L'édifice de 1837 occupait l'emplacement de trois maisons maintenant indépendantes, à savoir: la maison Dissane, l'écurie grange du même propriétaire, la grange de Granier qui présente quelques détails architecturaux intéressants.
Ces trois bâtisses conservent toutes quelques fenêtres ou portes anciennes, mais pour beaucoup ce ne sont que des réemplois introduits dans des murs plus récents. Il reste à mentionner encore la partie aujourd'hui disparue qui s'étendait du nord au sud parallèlement au garage de la maison Souchon. Cet ensemble, aujourd'hui disparate, constituait au XIXe siècle la plus grande maison de tout le village de Martrin.
Le personnage, quant à lui, ne manque pas d'intérêt. Pour le définir succinctement, on peut emprunter les quelques lignes qu'écrivait l'abbé Delmas dans l'Union Catholique du 3 mars 1931: «Antoine Valete avait comme dons naturels, une merveilleuse intelligence spéculative, de rares aptitudes pour les affaires, une ténacité à toute épreuve et, malheureusement aussi, un grand esprit de dissimulation avec une tendance très accentuée à ne pas jouer franc… ».
Antoine Valete, après son départ de Martrin, fit de brillantes études au Collège Royal de Rodez. Il fut alors décidé qu'il entrerait dans la Compagnie de Jésus, plus communément appelée « Ordre des Jésuites ».
Arrivé au Noviciat de Toulouse le 10 décembre 1725, il y bénéficia de la dure éducation du Père Cayron, alors directeur de cet établissement. Les résultats furent des plus brillants. Ses bonnes qualités s'épanouirent pleinement et ses défauts vigoureusement refoulés s'estompèrent. Dès lors, ses supérieurs fondèrent sur lui, et non sans motifs, de magnifiques espérances. Notons au passage que pour le distinguer d'un autre Antoine Valete, entré avant lui au Noviciat, il fut convenu qu'on le nommerait «Antoine Lavalette». La preuve nous en est fournie par les Archives de la Haute-Garonne où se trouve une lettre qu'il adressa au Parlement de Toulouse pour demander à prêter un serment exigé à la suite de son procès. Seules les premières lignes nous sont utiles pour étayer cette affirmation.
« Supplie humblement M. Antoine Valete, prêtre originaire du village de Martrin dans le diocèse de Vabres, qui a l'honneur de vous représenter, qu'il fut reçu en 1725 dans le Noviciat des ci-devant Jésuites de la maison de Toulouse, dans laquelle pour le distinguer d'un autre ci-devant jésuite, reçu avant lui, on le nomma Lavalette. »
Ses dernières études le prédestinaient au professorat et c'est à Rodez qu'il enseigna pour la première fois les Belles Lettres (1733-1734) et la Rhétorique (1734-1737). Par la suite il donna des cours de théologie au Collège Louis Le Grand à Paris (1737-1741) et c'est là qu'il manifesta le désir d'être employé à la conversion des infidèles.
Ses supérieurs ayant accédé à ses désirs, il fut envoyé à la Martinique en 1741. Or la Mission traversait à ce moment-là une crise dangereuse et ses affaires matérielles étaient dans le plus complet désarroi. Le Père Antoine Lavalette parut être alors l'homme providentiel pour relever la situation. Il devint le Supérieur des Missions Françaises de l'Amérique du Sud en 1754.
Comme l'a écrit Voltaire dans son Histoire du Parlement, « Le Père Lavalette était un génie vaste et entreprenant pour le commerce. Mais il oublia vite sa mission première qui était de convertir les infidèles et préféra mieux les faire travailler à ses intérêts que prendre soin de leur salut. » Ces quelques lignes, ainsi que la lettre d'un dominicain de la Martinique à un de ses supérieurs de France, contenant le récit de la persécution que le Père Lavalette infligea aux missionnaires de cet Ordre résument bien dans quel milieu et avec quel esprit Lavalette s’occupait des intérêts des Jésuites.
Pour redresser les finances de compagnie il s'associa avec un négociant nommé Isaac, établi à l'ile de la Dominique, et eut des correspondants, dans toutes les principales villes d'Europe. Mais le plus grand d'entre eux était le Jésuite Saci, Procureur Général des Missions, demeurant dans la maison professe de Paris. Le monopole commercial que s'était créé Lavalette lui valut d'être rappelé en France par le ministère, à la suite des plaintes des habitants des îles.
Mais cette sanction ne fut pas irrévocable. En effet il fut renvoyé à son poste avec comme unique réserve de faire la promesse par écrit de s'occuper uniquement des âmes et de ne plus s'intéresser au commerce. Ses supérieurs le nommèrent alors Visiteur Général et Préfet Apostolique, et à l'abri de ces titres il continua son commerce comme si de rien n'était.
Grâce aux gains considérables qu'il avait réalisés, et à l'argent emprunté à des négociants de Marseille, il organisa pour le transport des Amériques en France, un service de vaisseaux qui faisait merveille. Hélas ! un fait catastrophique se produisit : les Anglais qui étaient en guerre contre l'Amérique du Nord, capturèrent ces navires. Ce fut le point de départ d'une série de procès dont furent l'objet Saci et Lavalette, et plus tard, les Jésuites en général.
La banqueroute fut énorme: plus de trois millions de livres. Deux gros négociants de Marseille : Gouffre et Lionci, y perdirent un million cinq cent mille livres (lettres de changes tirées par Lavalette) Saci, Procureur des Missions à Paris, reçut l'ordre de son Général (Grand Maître de l'Ordre) d'offrir cinq cent mille livres pour les apaiser. II promit, mais il ne tint pas parole. Il employa une partie de cette somme à satisfaire quelques créanciers de Paris, dont les cris lui paraissaient les plus dangereux.
Les deux Marseillais se pourvurent alors devant la Juridiction Consulaire de leur ville. Lavalette et Saci furent condamnés solidairement le 19 novembre 1759, leurs supérieurs ayant refusé de rembourser les emprunts contractés. Mais comment faire payer une telle somme à deux hommes seulement. Ces mêmes créanciers, et quelques autres demandèrent que la sentence fut exécutoire contre toute la Société établie en France. Ils obtinrent gain de cause le 29 mai 1760. Mais, il était aussi difficile de faire payer la Compagnie de Jésus que d'avoir l'argent de Saci et Lavalette. Les Jésuites, conscients de leur puissance firent appel du jugement des Consuls de Marseille. Ils consultèrent un de leurs amis, Conseiller d'Etat, qui leur suggéra de faire appel devant le Parlement de Paris, plutôt que devant la commission chargée de juger tous ces différents commerciaux. Ce fut leur perte.
Au cours des plaidoiries du procès, tous les esprits s'étaient tellement échauffés, les anciennes plaintes contre cette compagnie avaient resurgi avec tant de force que les chambres assemblées avaient ordonné que les Jésuites présentent en cette circonstance leurs constitutions.
Après plusieurs audiences, l'avocat général résuma toute la cause. Il fit apparaître au cours de son réquisitoire, que Lavalette étant visiteur apostolique, et Saci procureur général des Missions : ces deux hommes étaient des banquiers et en tant que tels ils étaient commissaires du général résidant à Rome. Le général, quant à lui, était administrateur responsable de toutes les maisons de l'Ordre. Il fut donc irrévocablement condamné à la restitution des sommes dues, plus les dommages et intérêts.
A la suite du procès, tous les parlements déclarèrent les constitutions de la Compagnie, contraires aux lois du Royaume. Le roi Louis XV, par un édit du mois de novembre 1764, cédant à tous les parlements et aux diverses pressions, prononça la dissolution sans appel de la Société.
Voici résumé en quelques lignes, quels furent les moments essentiels de la vie du Père Lavalette. Il est difficile de porter un jugement sur le personnage, mais nous pouvons tout de même admettre qu'il fut un des principaux responsables de l'abolition de l'Ordre des Jésuites en France. Il est probable que cette vie hors du commun a germé au coin d’une rue, sur une place ou lors d’une veillée en écoutant les récits de voyage de ces Commandeurs Hospitaliers qui ont toujours apporté à Martrin cette ouverture sur le monde extérieur. Il décéda le 13 décembre 1767 dans la paroisse de la Dalbade, à Toulouse, et fut inhumé le lendemain dans l'église au caveau de la chapelle Saint-Germier. Ainsi se termina la vie de l'unique habitant de Martrin dont le nom est entré dans l'Histoire. La tradition orale perpétue encore de nos jours le souvenir de cet ancien Martrinol.
Elian Molinié-Tavernier (1986)
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